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Une vie à partager les mathématiques


Cassiopée Cunibil

Gilles Cohen était bien plus que le directeur des Éditions POLE et de son magazine phare, Tangente. Débordant de projets et d’idées, il a lancé tous azimuts bien des initiatives en faveur de la diffusion des mathématiques. Ces dernières années, il était surtout impliqué dans les activités du Club Tangente.

« Il y a quelques années, les services du ministère de la Culture répondirent, à l’une de mes demandes de subvention, que les mathématiques ne relevaient pas de la culture et que je devais m’adresser au ministère de la Recherche scientifique. Les mathématiques seraient ainsi du ressort exclusif de la science, leurs éventuels liens avec la culture tenant du pur hasard, voire d’une erreur d’aiguillage. Cette idée reçue, qui refuse aux mathématiques le statut culturel qu’elles assument pourtant pleinement, est doublement néfaste : elle cantonne le mathématicien dans un ghetto stérilisant, et prive l’amateur – éclairé ou non – d’un regard panoramique sur les choses et de l’esprit critique nécessaire pour analyser les grandes questions actuelles. » C’est ainsi que commence l’éditorial, rédigé par Gilles Cohen, pour l’ouvrage Culture maths (Seuil, 2008), un recueil d’articles publiés dans Tangente avec pour objectif de balayer l’idée reçue en question.

Cette citation résume bien le fil rouge des actions que Gilles poursuit dans le domaine de la vulgarisation mathématique, avec inlassablement le même but : faire partager au plus grand nombre sa passion pour les mathématiques. Cette direction, qu’il donne à sa vie, il la gardera jusqu’à son dernier jour en nous quittant le 19 novembre dernier, au milieu de la préparation de la Journée Tangente, grande fête des maths organisée à Paris au Musée des art et métiers. La journée a bien eu lieu ‒ ses amis et collaborateurs s’étant mobilisés pour cela ‒, moins festive que prévue, mais toujours aussi attractive.

 

 

Des jeux de l’esprit aux jeux mathématiques

 

Gilles commence assez tôt à publier. Ses premiers livres sont des recueils de problèmes corrigés de mathématiques pour les terminales scientifiques et les premières années de l’université, publiés avec Gérard Cornuéjols en 1974 chez Hatier. Il est alors encore élève à l’École normale de Saint-Cloud, qu’il a intégrée à 18 ans. La première partie de sa vie est consacrée aux jeux de l’esprit, et plus particulièrement au bridge (voir encadré).

 

 

La participation aux championnats du monde de bridge

 

« Gilles reste, dans la mémoire de nombreux bridgeurs, associé au club Le 79 – car situé au 79 avenue Mozart (Paris) ‒ qu’il créa alors qu’il était encore étudiant, et destiné à l’éclosion de jeunes talents. Certains sont devenus de grands champions, encore en activité.

Lui-même international junior en 1975, il a vraisemblablement été le plus jeune joueur à être honoré en 1979 du célèbre prix Bols de la donne la plus brillante jouée en défense, au championnat du monde par paires de la Nouvelle-Orléans (États-Unis) !

Jeune vice-président de la Fédération française de bridge (de 1983 à 1986), il a mis ses nombreuses compétences et son énergie au service de la Fédération. Le modèle qu’il a créé pour l’Université du bridge au début des années 1980 fait toujours référence : former des formateurs, donner un statut aux enseignants, des outils, utiliser le Minibridge pour l’initiation. »

Serge Bergheimer

 

 

 

Parallèlement à sa carrière d’enseignant – principalement en classes préparatoires, en particulier au lycée Saint-Louis (Paris), où il restera en poste pendant vingt-deux ans (de 1983 à 2005) – il contribue à plusieurs magazines : Pleins Jeux magazine, Jeux et Stratégie, Science et Vie, La Recherche

En 1986, il coordonne Le Livre des jeux (Bordas), une traduction augmentée du livre de Peter Arnold, The Book of Games (Golden Press, 1985). Puis il commence à fonder ses propres journaux autour des jeux, d’abord via la société Jeu Espace Temps, qui publie, à partir de 1991, la revue Jouer à tout et ses satellites Jouer Bridge, Jouer Échecs et Jouer Jeux mathématiques.

Sa plus longue collaboration sera avec Le Monde, dans lequel il tient une rubrique hebdomadaire de jeux mathématiques depuis 1997 avec Élisabeth Busser, binôme auquel s’est joint Jean-Louis Legrand en 2017. Le problème no1 est reproduit dans En Bref, La rubrique « Affaire de logique ».

 

 

 

Des initiatives à foison

 

« Gilles s’est engagé, depuis plus de quarante ans, dans une lutte personnelle pour un enseignement des mathématiques intelligent et éclairé d’un sourire aussi sérieux que résolu.

Combien de fois l’ai-je vu se battre pour imposer une idée d’action (revue, salon, prix, concours, association…) avec une énergie d’espoir au-dessus de toute mesure ! Peu de gens semblaient s’intéresser à son projet ? Il insistait, accrocheur, persuadé que son initiative valait le coup. »

André Deledicq

 

« Une page ne suffirait pas pour dresser la liste des initiatives qu’il a développées afin de mettre la culture mathématique à la portée de toutes et tous. Gilles a élargi le champ de la diffusion de la culture mathématique ; il a exploré bien des chemins, il a donné la feuille de route de bien des “aventures”. Espérons que toutes les graines que Gilles a semées continueront à fleurir ! »

Marie José Pestel

 

« À l’occasion de l’inauguration de la nouvelle bibliothèque du Gymnase (lycée, en Suisse) d’Yverdon au printemps 1988, j’invite le directeur de Tangente pour présenter son magazine de mathématiques aux lycéens. Sans hésiter, il me dit d’accord, mais il faudra me rendre un petit service… J’étais tellement contente de la réponse, positive, que je n’ai même pas pensé à demander de quoi il s’agissait ! C’est ainsi que Gilles Cohen, le championnat de mathématiques et la FFJM sont arrivés en Suisse. »

Mireille Schumacher

 

 


Les jeux, une porte vers les mathématiques

 

1987 est une année spéciale pour les lecteurs de Tangente. C’est l’année de la création de leur magazine préféré, par des passionnés de vulgarisation mathématique. Le numéro 1 sort en octobre et Jean-Pierre Boudine en est rédacteur en chef.

Parmi les partenaires fondateurs, il y a la Fédération française des jeux mathématiques (FFJM), association tout juste née et présidée par Gilles Cohen. Gilles, persuadé que les jeux sont une porte vers les mathématiques et que les compétitions sont une bonne occasion d’émulation et de motivation pour les élèves, crée – en 1987 donc ‒, le Championnat de France des jeux mathématiques et logiques ainsi que la FFJM, structure qui en assure l’organisation. Ce championnat, qui est ouvert à tous les élèves de collège et de lycée et comprend une catégorie « open » pour le grand public, est un succès avec près de cinquante mille participants. Devenant rapidement Championnat international, il essaime en organisant des épreuves de sélection dans divers pays. Plusieurs fédérations de jeux mathématiques voient le jour : en Belgique, en Suisse, en Italie, en Tunisie… 

Gilles préside la FFJM de 1987 à 1993, puis passe la main à Michel Criton. Dans la foulée est créée, avec l’équipe de la FFJM, l’Université mathématique d’été (UME), qui organise, pendant les vacances d’été, un séjour mathématique d’une semaine pour les jeunes. Ces résidences estivales, proposées de 1991 à 2003, sont à l’origine de nombreuses vocations pour les mathématiques.

Les fédérations de jeux mathématiques et les rallyes se multipliant, Gilles se convainc de la nécessité d’une structure commune pour permettre la mutualisation des énergies. C’est ainsi que naît, en 1993, le Comité international des jeux mathématiques (CIJM), une « fédération des fédérations », avec la devise « Ensemble nous sommes plus fort pour faire aimer les mathématiques ». Gilles en est le président jusqu’en 2001 – le CIJM est ensuite présidé par Marie José Pestel. C’est au sein de cette structure que se concrétise le grand projet de Gilles : un salon entièrement consacré aux mathématiques. Ce sera le salon Culture et Jeux mathématiques, qui a lieu chaque année à Paris et voit passer, lorsque la météo est favorable, jusqu’à dix mille visiteurs sur l’ensemble des quatre journées de festivités.

 

Gilles Cohen en 2018.

 

 

 

Aimer faire aimer les maths

 

« Je pense avoir fait la connaissance de Gilles Cohen (du moins de son nom) tout d’abord grâce à quatre petits livres parus dès 1974 : Problèmes de mathématiques avec leurs solutions pour les Terminales C, D et E, quatre-vingts pages chacun. Pour un jeune prof qui aimait faire aimer les maths, ils représentaient une mine par leur clarté et le caractère piquant de certains exercices. On était en pleines “maths modernes”, mais déjà ces petits livres évitaient l’étalage de connaissances inutilement abstraites. »

François Gaudel

 

 

 

 L’aventure des Éditions POLE

 

Revenons en 1987, pour la création du magazine Tangente au sein des Éditions Archimède. Gilles, qui fait partie de l’équipe éditoriale depuis le premier numéro, en devient rédacteur en chef en 1996. Il projette alors de le faire sortir du cadre scolaire, où il est vendu sur abonnement, pour le proposer en kiosque, à disposition du grand public. Malheureusement, il est le seul à y croire ; il devra racheter le titre à ses partenaires pour concrétiser son projet. Cela sera fait en 2001 par les Éditions POLE. Rien à voir avec les coniques, POLE est un acronyme de « Production et organisation du loisir éducatif ». Fondée en 1990 – et cette fois, Gilles est seul maître à bord –, la société permet dans un premier temps de produire une émission de télévision autour… des mathématiques. Nommée « Tangente » également, elle comprend sept épisodes diffusés en 1990‒1991 sur FR3 (aujourd’hui France 3). Gilles assure également une émission hebdomadaire sur France Culture, « Épreuve par neuf ».

 

Très vite, les éditions POLE tournent à plein, se lançant dans la publication de nombreux livres de jeux mathématiques, d’échecs, de bridge, et d’autres jeux de l’esprit. Des revues sont rachetées et relancées (Tangente jeux et stratégie (2002 à 2007), Jouer Bridge, Spécial logique), d’autres sont créées : Sciences et Info prépas en 1998, qui devient Tangente Sup à partir du numéro 21 (Hervé Lehning en est rédacteur en chef) ; Énigma X pour les 9‒13 ans, en 2005 ; Tangente Éducation ; les hors-séries de Tangente et la fameuse collection « Bibliothèque Tangente », présente dans toutes les bonnes librairies possédant un rayon sciences…

Gilles s’appuie même sur les enseignants de son équipe de rédacteurs pour créer une collection de manuels scolaires, qui, hélas, n’aura pas le succès escompté.

 

 

 

Un magazine hors du commun

 

« Son nom est pour moi associé à Tangente, bien sûr, que j’ai commencé à lire en fin de lycée. Je me souviens tout particulièrement d’un numéro consacré à la beauté en mathématique, avec la Joconde en couverture. Cela avait confirmé mon souhait de poursuivre en mathématique. J’ai dévoré ensuite chaque numéro, j’ai été comblé lors de la parution des premiers hors-séries “Bibliothèque”, je cherchais les énigmes de Tangente Sup… »

Fabien Aoustin

 

« Gilles savait forger des alliances fécondes entre des domaines dont l’opposition n’est qu’apparente. Il a ainsi inlassablement montré combien les mathématiques ont partie liée non seulement avec les autres sciences mais aussi avec l’art, les sciences humaines et la culture. “Entre la voie mathématique et la voie littéraire, m’avait-il révélé un jour, j’ai choisi la première en me disant que je pourrais toujours revenir à la seconde.” Son œuvre, qui mêla jeux, mathématiques, culture ou encore histoire, montre à quel point il y est parvenu. »

Benoît Rittaud

 

« Gilles avait su s’entourer de “fous de mathématiques” passionnés eux aussi par la question (pointue ? difficile ? impossible ?) de la transmission de savoirs mathématiques proposés “autrement” ; avec l’ambition de réconcilier les uns, de passionner les autres, de proposer à tous la possibilité d’enrichir leur rapport au monde. De petits ou grands sujets apparaissaient hors des sentiers battus, assortis ou non de “théorèmes” ; on découvrait des mathématiciens morts ou vivants, mais aussi des œuvres d’art, l’histoire avait sa place, la littérature… Et puis, bien sûr, des jeux, des jeux, des jeux… dont l’abord était trop souvent responsable d’un dîner qui brûlait, ou d’une baignoire qui débordait. »

Stella Baruk

 

« Lancer une publication se voulant ouverte aux lycéens ainsi qu’au monde extérieur à l’enseignement, c’était une prouesse tant ces idées fondatrices étaient peu partagées. Que les mathématiques fassent partie de la culture était alors encore quelque peu incongru, et pourtant la démonstration a été faite. »

Jean Aymès

 

« Depuis quelques années, j’envisage très sérieusement de faire soutenir une thèse sur Tangente et ses différents déploiements en matière de vulgarisation des mathématiques. » 

Norbert Verdier

 

 

Après l’échec de la collection de manuels scolaires, « Aventure Maths », les Éditions POLE connaissent des hauts et des bas mais gardent le cap et traversent la tourmente (faillite du distributeur de presse, pandémie de Covid-19, explosion du prix du papier) grâce à un lectorat fidèle. En 2018, Gilles décide de prendre sa retraite pour se consacrer à d’autres projets qui lui tiennent particulièrement à cœur, toujours pour les autres et toujours autour des jeux et des mathématiques, notamment au sein du Club Tangente, une association « loi 1901 ». Il s’implique dans l’organisation d’évènements : les Trophées Tangente (voir article « Le palmarès 2023 des trophées Tangente »), la Journée Tangente, le concours Affaire de logique… Il confie la direction de la rédaction à Martine Brilleaud tout en continuant la gestion administrative des Éditions POLE. Il continue à y rédiger des articles et à diriger des hors-séries sur des sujets qui lui tiennent à cœur : La Recherche opérationnelle (Bibliothèque Tangente 75, 2021) – son sujet de recherche à l’université ‒ et, bien sûr, Mathématiques et Jeux de société (Bibliothèque Tangente 83, 2023).

 

 

 

Une œuvre généreuse et multiple

 

« Gilles Cohen fut un extraordinaire vulgarisateur des mathématiques. Mais il était bien plus que cela. Les maths faisaient partie de son ADN. Il les sentait. Il les vivait au quotidien. »

Daniel Justens

 

« Je me souviendrai d’avoir, durant quarante-trois ans, côtoyé un esprit brillant et ouvert à tous les jeux de l’esprit, excellent organisateur, infatigable analyste et chercheur, au service d’une immense culture, toujours tourné vers une large diffusion des savoirs, surtout vers les jeunes. »

Alain Zalmanski

 

« Ce qui nous frappait, chez Gilles, c’était son enthousiasme. Quand il nous a parlé de son idée de rendre la Journée Tangente annuelle, et du fait que c’était le Musée des arts et métiers qui le lui avait proposé, sa voix et son regard brillaient d’une joie presque enfantine, d’un enthousiasme intact. Nous espérons que son œuvre généreuse et multiple continuera. »

Meriem Zoghlami et François Perrin (Compagnie Terraquée

 

 

Gilles Cohen et Marie José Pestel en 2023 au salon Culture et Jeux mathématique,
place Saint-Sulpice (Paris).

 

 


références

Tangente 1, 1987.
Gilles Cohen, une carrière vouée à la vulgarisation mathématique. Maxime de Ruelle, in Ambassadeurs français des mathématiques, Bibliothèque Tangente 48, POLE, 2013.