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Le bridge : un pont entre jeux et statistiques


Daniel Justens

Le bridge s’entame par des enchères, consistant à s’engager à effectuer un nombre minimal de levées au cours du jeu. Des méthodes statistiques permettent d’en rationaliser le processus de prise de décision.

Gilles Cohen fut un extraordinaire vulgarisateur des mathématiques. Mais il était bien plus que cela. Les maths faisaient partie de son ADN. Il les sentait. Il les vivait au quotidien. Sait-on que, avant de devenir l’homme de communication que nous connaissons, il fut aussi un champion international de bridge ? Il m’a un jour confié qu’il en a même vécu dans sa jeunesse, organisant moult robres dans un somptueux appartement qu’il louait à cet effet. Mais quel rapport peut-il y avoir entre le bridge et les maths ? Le jeu est l’univers du hasard, donc de la chance, une déesse capricieuse. Mais c’est un hasard qui peut être domestiqué, maîtrisé, de manière à atténuer les effets des mauvaises donnes et sublimer ceux des mains exceptionnelles. Et pour y arriver, rien de tel que l’analyse de statistiques.

Le bridge se joue en deux équipes de deux joueurs placés face à face et occupant les quatre points cardinaux. La lutte oppose Nord-Sud à Est-Ouest. Les cinquante-deux cartes d’un jeu classique sont distribuées en quatre mains de treize cartes. Le jeu se déroule en plusieurs phases, débutant par des enchères. À chacun de déterminer combien de plis son équipe s’engage à ramasser dans la partie, sans connaître le jeu des autres joueurs. On est en présence d’un système de prise de décision avec information incomplète, mais pas inexistante. Car les enchères doivent traduire la force des cartes que détient le joueur qui fait ses annonces.

Au début du jeu, chaque joueur ne connaît que ses cartes. Le premier à parler doit néanmoins faire une annonce dans laquelle il doit avancer le nombre de levées que son équipe s’engage à faire tout en décidant d’une couleur (Pique, Cœur, Carreau et Trèfle, et non « rouge » et « noir ») qui sera l’atout et va jouer un rôle particulier durant toute la partie, permettant sous certaines conditions de « couper » les cartes de l’adversaire et de ramasser ainsi la levée. Par convention, le nombre total de plis étant égal à 13, les annonces ne mentionnent que le nombre de levées excédant 6. Ainsi, une enchère « à quatre carreaux » implique que le camp déclarant doit réaliser au moins dix levées, avec Carreau comme atout. Il est aussi possible de jouer Sans Atout. Si son jeu lui paraît trop faible pour soutenir les enchères, un joueur peut décider de « passer ». Les suivants peuvent soit décider de passer, soit surenchérir sur la dernière proposition de contrat. Comme dans presque tous les jeux , l’ensemble des cartes est ordonné. Par convention, l’As est « supérieur » au Roi, lui-même supérieur à la Reine (jusqu’où le machisme va-t-il se nicher ?) ; suivent ensuite le Valet, le Dix, et ainsi de suite, le Deux étant la carte la plus faible. Les couleurs sont également hiérarchisées. La plus haute couleur est le Pique, suivi du Cœur, du Carreau, et du Trèfle. Cette hiérarchie n’est pas neutre. On a constaté en effet empiriquement (voir en encadré) que la plupart des parties se font Sans Atout (27 %), ou avec l’atout à pique (28 %) ou Cœur (24 %), alors que seuls 11 % se tiendront avec un atout Carreau et 10 % avec un atout Trèfle.

 

Statistiques des parties

L’obtention de résultats statistiques précis pour le bridge nécessite l’utilisation de fichiers contenant un très grand nombre de donnes jouées dans de « bonnes » conditions. Un premier travail fut mené dès 1974 par le mathématicien Bernard Charles et le philosophe et inventeur de jeux Jean-René Vernes (1914‒2012), qui reprirent les résultats des Championnats du monde entre 1957 et 1969. Le dernier nommé est d’ailleurs connu pour sa règle empirique concernant les enchères, la loi de Vernes, dont l’énoncé, empruntant le jargon des bridgeurs, n’est pas trivial. L’informatique aidant, la base de données fut singulièrement étendue en 2006, par Bernard Charles et Jérôme Gigault. Ce sont des dizaines de milliers de parties dont ils ont analysé les résultats, traduisant en termes de fréquences les espoirs des joueurs. La méthode des moindres carrés leur a aussi permis de valider les pondérations, conduisant au fameux « compte H ».

 

Comment les joueurs peuvent-ils lancer leurs annonces de la manière la plus rationnelle possible ? Le nombre de mains différentes est énorme : il coïncide avec le nombre de façon de tirer treize cartes parmi cinquante-deux sans remplacement, ce qui totalise plus de six cent trente-cinq milliards de possibilités (à savoir la combinaison (52!)/(39! × 13!)). Une seule solution : le recours aux statistiques. Pour simplifier le processus de décision, on décide d’attribuer aux cartes « les plus fortes » (les honneurs) une valeur conventionnelle. D’une manière empirique, plusieurs suites de valeurs ont été testées. Le compte de points le plus utilisé est le compte H des « points d’honneurs », qui s’obtient en comptant quatre points pour un As, trois pour un Roi, deux pour une Dame et un pour un Valet. On peut se demander pourquoi ce système s’est révélé préférable à d’autres. Encore une fois, ce sont des statistiques, prenant en compte des dizaines de milliers de parties, qui ont permis de répondre à cette question (voir enencadré).

Voyons ce que donne une main totalisant vingt points d’honneur, dans un jeu dans lequel l’atout est déterminé. Le nombre moyen de plis observé est 7,4 avec une variance égale à 1,27, soit un écart-type de 1,127, ce qui conduit à un intervalle de confiance du nombre de levées (probabilité 95 %) de [5,2 ; 9,6]. Les fréquences observées du nombre de plis sont données dans le tableau suivant :

 

 

Le compte H comprend huit valeurs, s’étalant de 0 (aucune carte forte) à 37 (quatre As, quatre Rois, quatre Reines et un Valet), une main de probabilité quasi nulle et qui rend le jeu déterministe. On est très loin des plus de six cents milliards de possibilités évoquées plus haut.

Lorsqu’un dernier contrat est proposé, les trois joueurs suivants ayant passé, le jeu proprement dit commence. Dès la première sortie, les cartes du partenaire du déclarant sont étalées, visibles de tous, le joueur faisant le Mort et son partenaire jouant à sa place. Cette pratique modifie l’information de chaque joueur et détermine les stratégies à mettre en place.

Les statistiques apportent une aide. Mais elles ne déterminent pas tout. Comme le précisent le mathématicien Bernard Charles et l’informaticien Jérôme Gigault, tous deux joueurs de bridge et auteurs de Statistique et Bridge, évaluation des mains (2006) : « Il est important de noter que les comptes de points, tout comme les probabilités sur la répartition des cartes, ne sont valables qu’au moment où la donne vient d’être distribuée. Les comptes de points, tout comme les probabilités sur la répartition des cartes, permettent au bridgeur de partir du meilleur pied possible. Mais dès la première annonce, chaque joueur doit réévaluer son jeu, ce qui est avant tout un problème de jugement. Il est heureux pour l’intérêt du bridge qu’il en soit ainsi. »