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Diophante d’Alexandrie, cet inconnu


Jean-Louis Legrand

Comme indiqué sur le site Internet www.diophante.fr, qui vient de fêter ses 20 ans, le mathématicien grec Diophante nous a laissé de remarquables ouvrages d’arithmétique. Une plongée dans l’Histoire va nous montrer son incroyable talent.

Situer Diophante dans le temps n’est pas si simple.

D’une part, le seul mathématicien auquel il se réfère dans toute son œuvre, précisément dans son Traité sur les nombres polygonaux, est Hypsiclès d’Alexandrie.

Celui-ci, né en ‒190, auteur de l’Ascension des signes zodiacaux, est le père de l’astrologie. D’où son intérêt pour le nombre 12, et le fait qu’il soit également l’auteur apocryphe du livre XIV des Éléments d’Euclide sur le dodécaèdre et l’icosaèdre.

D’autre part, la Souda, encyclopédie grecque du Xe siècle, attribue à Hypatie d’Alexandrie un commentaire sur les Arithmétiques de Diophante, qui aurait partiellement survécu en s’incorporant au texte original parvenu jusqu’à nous. Assassinée en 415 par des chrétiens fanatiques, Hypatie est la première mathématicienne dont la vie soit documentée. Par ailleurs, l’Anthologie palatine attribue à Métrodore de Byzance, un philosophe grec d’origine perse qui séjourna en Inde au début du IVe siècle, l’épigramme permettant de deviner l’âge (84 ans) auquel Diophante serait mort.

 

Finalement, les seules dates sûres conduisent à une incertitude de six siècles. Le IIIe siècle de notre ère est privilégié par la majorité des historiens. Diophante aurait connu saint Denys le Grand d’Alexandrie, qui serait le Dionysus auquel il dédicace ses Arithmétiques. Inversement, Anatolius d’Alexandrie, évêque de Lattaquié en Syrie (pays dont Diophante pourrait être originaire), lui a dédicacé le comput ecclésiastique utilisé par les Églises chrétiennes. Si l’on a pu très tôt calculer la date de Pâques en fonction du millésime, c’est sans doute grâce à Diophante !

 

Des écrits perdus

Plusieurs dizaines de milliers de papyrus originaux, dont ceux de Diophante, étaient stockés dans la bibliothèque d’Alexandrie et quelques bâtiments voisins. La perte de la plupart de ces ouvrages est expliquée par toutes sortes d’évènements : incendies guerriers de Jules César en ‒ 48 et du calife Omar en 642, raz-de-marée de 365, séisme de 1303, déclin progressif des institutions…

 

Sur les treize tomes des Arithmétiques, six en grec, dont les trois premiers, sont connus depuis toujours. Quatre nouveaux tomes traduits en arabe ont été découverts en 1972 au nord-est de l’Iran. Le lecteur passionné pourra lire Jean Christianidis et Jeffrey Oaks (A complete translation and commentary of the ten known volumes of Arithmetica, Routledge, 2022). 

Le Traité sur les nombres polygonaux en grec est également connu depuis toujours. Par contre, d’autres ouvrages restent inconnus. Ils porteraient sur des énoncés (porismes) en géométrie, un traité sur les fractions et l’enseignement d’éléments d’arithmétique.

 

Quatre renaissances

Les historiens spécialisés s’accordent sur quatre renaissances de l’œuvre de Diophante :

• Dans le monde arabe des IXe et Xe siècles, puis pendant la Renaissance byzantine du XIe au XIIIe siècle ;

• En Europe occidentale en 1463 par l’astronome et mathématicien Regiomontanus (de son vrai nom Johannes Müller von Königsberg et qui fut à l’origine de la renaissance de la trigonométrie en Europe) grâce à un manuscrit rapporté à Rome après la prise de Constantinople ;

• Les premières traductions en italien en 1572, en latin en 1575, quatre tomes en français en 1585 (par Simon Stevin), deux autres tomes en français en 1625 et 1634 (par Albert Girard) et Viète à la fin du XVIe siècle ;

• Le nouveau regard en arabe en 1972.

L’activité mathématique de Diophante, en rupture avec les traditions égyptienne et gréco-romaine, n’est pas destinée aux constructions géométriques, à des applications rituelles. Elle recherche des solutions positives fractionnaires, utilise des nombres absurdes (négatifs) et la règle des signes. Elle n’a pas la permanence ni l’autonomie de l’algèbre, mais elle utilise un grand nombre d’outils, de moyens et de règles que l’on peut qualifier d’« algébriques » : substitution, élimination de l’arithmos ou du plethos (les inconnues opérationnelles), réduction d’une équation à une autre déjà résolue, reformulation d’un problème, construction d’un langage, modélisation par des écritures se prêtant au calcul formel avec des espèces (les monômes).

 

Bien qu’elles soient sans organisation déductive, les solutions apportées par Diophante aux problèmes qu’il pose sont puissantes. Sans le dire de façon explicite, il obtient la formule générique des triplets pythagoriciens (II.8, « Partager un carré donné en deux carrés ») et il fournit une méthode générale pour la résolution de l’équation du second degré (I.27, « Trouver deux nombres tels que leur somme et leur produit forment des nombres donnés »). Et ainsi de suite avec des thématiques que, de nos jours, on pourrait désigner par : la caractérisation des entiers qui s’écrivent comme la somme de deux carrés ; les nombres congruents ; l’arithmétique modulaire ; le théorème de Bézout ; la cryptographie ; la conjecture de Bachet ; théorème des quatre ou trois carrés de Lagrange ; problème de Waring ; équation de Pell‒Fermat…

 

Vers une preuve formelle ?

En 1621, paraît la version latine, traduite par Bachet de Méziriac, des premiers tomes des Arithmétiques. En 1670, elle est rééditée par le fils de Pierre de Fermat (mort en 1665), Samuel, augmentée des annotations de son père. L’énoncé du célèbre grand théorème de Fermat, qu’il avait prouvé par descente infinie pour l’exposant 4, figure au regard de la question VIII (page 61 du livre II). Les mathématiciens ont toujours douté de la belle et courte démonstration évoquée. D’autant plus que Fermat s’était déjà trompé pour ses fameux nombres : si le nombre 2 k + 1 est premier, alors k est une puissance de 2 ; mais la réciproque est fausse, car le nombre est composé lorsque k = 2 ii varie de 5 à 32.

 

 

En 1995, le mathématicien britannique Andrew Wiles propose une démonstration très lourde qui s’appuie sur de nombreux travaux antérieurs : courbe elliptique particulière de Frey‒Hellegouarch, théorème de Ribet démontrant une conjecture de Serre, paramétrage par des fonctions modulaires, conjecture de Shimura‒Taniyama‒Weil…

En 1972, dans l’un des nouveaux tomes traduits en arabe, on découvre le problème suivant : VI.17, « Trouver trois nombres carrés tels que, si on les additionne, il en résulte un carré, et tels que le premier de ces nombres soit égal au côté du deuxième et que le deuxième soit égal au côté du troisième. »

Dit autrement, on doit chercher les solutions entières de l’équation x 2 + x 4 + x 8 = y 2.

Diophante substitue y = x 4 + 1/2, développe y2 (à l’aide de l’identité remarquable adéquate) et obtient directement x 2 = 1/4, soit x = 1/2 et y = 9/16.

 

En 1998, la thèse de doctorat du mathématicien américain Joseph Loebach Wetherell (Bounding the number of rational points on certain curves of high rank, université de Berkeley, Californie) part du problème de Diophante et montre que la solution non triviale est unique aux signes près. Il pose y = xw afin d’aboutir à w 2 = x 6 + x 2 + 1.

L’intérêt est d’obtenir une courbe hyperelliptique (projective, lisse, de genre 2), du type
y 2 + P(x) y = Q(x), où les degrés des deux polynômes en x sont très contraints, le plus grand degré en x ayant été réduit de 8 à 6.

Depuis, plusieurs recherches utilisant les courbes hyperelliptiques ont considérablement réduit la lourdeur de la démonstration d’Andrew Wiles. Par ailleurs, un ambitieux et pharaonique projet de formalisation de la preuve de Wiles du grand théorème de Fermat, porté par le mathématicien britannique Kevin Buzzard et une armée de collègues enthousiastes, va débuter en septembre prochain. L’objectif est déjà de formaliser les pans de théorie mathématique sous-jacents, à l’aide de l’assistant de preuve Lean (Microsoft Research, 2013), puis ‒ à très long terme ‒ d’aboutir à une vérification automatique de la démonstration complète.