La querelle des maths modernes


M. Criton et B. Hauchecorne

À la fin des années 1960, une réforme des programmes de mathématiques s'avérait indispensable. Celle proposée par la commission Lichnerowicz a poussé trop loin l'approche conceptuelle, au détriment de l'intuition.

Une réforme : pourquoi et comment

La réforme dite des mathématiques modernes fut conçue par la Commission ministérielle d'étude pour l'enseignement des mathématiques, plus connue sous le nom de Commission Lichnerowicz, d'après le nom de son président. Elle travailla de 1967 à 1973 sur la conception de nouveaux programmes et comprenait des enseignants du secondaire (dans l'ensemble favorables à la réforme, comme l'était d'ailleurs l'Association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public) et des inspecteurs. Le but était de dépoussiérer les programmes et d'y introduire des notions relativement récentes, en particulier les structures algébriques, au détriment de la « vieille » géométrie : en dehors de la notion de vecteur, introduite dans les programmes au début du XXe siècle, le corpus des mathématiques scolaires était inchangé depuis longtemps. 

 

Les nouveaux programmes privilégiaient une rigueur absolue au détriment de l'intuition. Plus question de parler de triangles « égaux » puisqu'en fait ils ne sont qu'isométriques et non identiques. L'appui sur l'intuition est combattu pour préférer l'introduction de concepts plus théoriques. On demande de construire les ensembles de nombres plutôt que d'amener à les concevoir par l'expérience. La notion de groupe était introduite dès la fin du collège et les enseignants de maternelle et des écoles primaires invités à initier les élèves aux notions de réunion et d'intersection d'ensembles.

 

 

Quel bilan ?

Rapidement, même les plus farouches partisans de la réforme ont compris qu'on était allé trop loin. Dès le début des années 1980, les programmes réduisirent les approches trop théoriques pour de nouveau encourager le lien avec le réel et redonner aux maths leur rôle de modéliser le réel. En 1983, on revint à un enseignement plus traditionnel de la géométrie. 

 

Cependant, tout n'a pas été négatif, loin s'en faut ! L'approche ensembliste des mathématiques reste modeste mais réelle et un souci raisonnable de rigueur est toujours présent. On peut cependant se demander si cette contre-réforme n'a pas été trop loin, sacrifiant souvent l'apprentissage de la démonstration, qui reste pourtant l'essence des mathématiques.

 

 

Les limites de la réforme et la contestation 

Le but de la réforme était de donner aux élèves un contenu mathématique rigoureux et indépendant de la réalité physique. On pensait leur permettre de sauter les étapes et d'atteindre directement une conception globale des mathématiques source de toute application. En réalité, dépourvu de support intuitif, nombre d'entre eux furent perdus. De plus, la réforme fut introduite à marche forcée ; les enseignants, en particulier les instituteurs, étaient peu préparés à enseigner les notions nouvelles, malgré les nombreux stages de recyclage qui leur étaient proposés.

 

Aussi, cette réforme suscita des résistances et même de farouches oppositions. Les parents instruits se sont inquiétés de ne plus comprendre ce qu'apprenaient leurs enfants. Plus grave, de nombreux enseignants, forts de leur expérience auprès des élèves, se sont insurgés contre la présentation très abstraite des maths et l'absence de lien avec la réalité physique. On vit se créer des associations comme l'Association de défense des mathématiques utiles, mais aussi paraître des livres pour défendre les mathématiques « à l'ancienne ». Deux titres de Georges Antoniadès Métrios eurent une certaine diffusion : Cantor à tort, histoire d'une lutte de deux mille trois cents ans entre deux formes de la pensée (Sival-presse, 1968) et Vive Euclide ! (DL, 1970) prenaient le contrepied du fameux « À bas Euclide ! À bas le triangle ! » attribué à Jean Dieudonné, membre de Bourbaki.