Le langage usuel est-il compatible avec les mathématiques ? Pendant de nombreux siècles, celles-ci se sont développées en empruntant uniquement au langage courant, que ce soit en grec, en chinois, en hindou ou en arabe. Mais en mathématiques il importe de bien préciser la définition de chaque terme, si l’on ne veut pas aboutir à des paradoxes ou à des cercles vicieux.
Vous achetez une œuvre d’art fractal vendue 999,90 euros. Le terminal de paiement est en panne et vous êtes contraint de régler cet achat par chèque. Vous devez dont écrire « neuf cent quatre-vingt-dix neuf euros et quatre-vingt-dix centimes », soit douze mots (si vous êtes suisse ou belge, vous écririez « neuf cent nonante-neuf euros et nonante centimes », soit huit mots). Il serait certainement plus simple d’écrire « mille euros moins dix centimes », expression qui n’utilise que cinq mots, mais votre banque accepterait-elle un chèque rédigé ainsi ?
Le paradoxe de Berry
Le français, comme toute autre langue, comporte un nombre fini de mots. Les nombres entiers naturels exprimables en français en moins de n mots sont donc également en nombre fini, et cela, quel que soit n. Existe-t-il un plus petit nombre entier naturel non exprimable en moins de quatorze mots ?
L’expression « le plus petit nombre entier naturel non exprimable en moins de quatorze mots » ne compte que treize mots, ce qui est contradictoire avec sa définition. C’est le paradoxe de Berry. Il serait dû au Britannique G. G. Berry (1867-1928), bibliothécaire à l’Oxford Bodleian Library, qui le formula dans un courrier adressé à Bertrand Russell. Dans sa version originale publiée en 1906, Russell l’énonce en comptant les syllabes, et non les mots, la notion de syllabe étant à définir en langue anglaise : « The least integer not nameable in fewer than nineteen syllables. »
Une version plus récente consiste à séparer les entiers naturels en deux classes : celle des nombres intéressants (ayant une propriété particulière qui les rend intéressants), et celle des nombres inintéressants (tous les autres). Si l’on considère alors « le plus petit entier naturel inintéressant », on est face à une contradiction, car le fait d’être le plus petit de sa classe le rend par là même intéressant ! Ce paradoxe repose sur le flou extra mathématique du mot « intéressant » ; il se résout en concluant que l’ensemble des nombres inintéressants est vide…
En 1905, Jules Richard (1862-1956), professeur à Dijon, généralisa le paradoxe de Berry dans une lettre adressée à la Revue générale des sciences pures et appliquées. Il considère l’ensemble E de tous les nombres réels définissables en français avec un nombre fini de mots. E est dénombrable : on peut ranger les nombres définissables avec un seul mot, avec deux mots, trois mots, etc., et ordonner les nombres dans chaque classe. Ensuite, il construit un nombre N en remplaçant le nième chiffre du nième élément de l’ensemble ordonné E de la façon suivante :
n ième chiffre du n ième nombre de E |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
6 |
8 |
9 |
n ième chiffre de N |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
1 |
1 |
On ne remplace aucun chiffre par un « 9 », de façon à éviter d’obtenir un nombre dont la suite des décimales se terminerait par une infinité de « 9 », ce qui le rendrait alors égal à un élément de E.
En utilisant ce procédé de diagonalisation, on obtient N, qui n’est pas élément de E bien qu’il soit définissable en un nombre fini de mots !
On peut aussi s’intéresser au nombre de caractères nécessaires pour écrire un nombre en toutes lettres.
1. Quels sont les entiers naturels dont l’écriture en français nécessite un nombre de lettres strictement supérieur à leur valeur ?
Étant donné un nombre entier naturel, on peut également comparer le nombre de lettres nécessaires pour l’écrire en lettres et le nombre de chiffres nécessaires pour l’écrire en chiffres.
2. Quel est le plus petit entier naturel nécessitant le même nombre de lettres que son nombre de chiffres ? (On ne compte pas les espaces ni les tirets.)