« Les mathématiques sont partout », entend-on souvent dire, assorti parfois de « pour le meilleur et pour le pire ». C'est ce « pire », qu'on évoque malheureusement trop souvent, en les présentant comme génératrices de catastrophes : en économie et dans la finance (l'inévitable « marronnier »), en démographie, en épidémiologie, où l'on accuse jusqu'à la nausée les modélisations mathématiques. La tendance est aujourd'hui à accuser les mathématiques à tous les coins de rue. Mais n'est-ce pas, plutôt que les mathématiques, l'usage qu'on en fait qu'il faut viser ?
Haro sur les maths dans « Le Monde »
Pourtant les voix les plus respectables se mêlent aux ignorants ou aux pervers pour semer le doute en s'appuyant sur cette confusion. On ne reviendra pas sur la diatribe de Michel Rocard, accusant presque, en 2008, les professeurs de maths de « crime contre l'humanité. »
Les vrais détournements, de Dreyfus au climat
Les mathématiques ne sont pas interdites pour justifier ses opinions, les erreurs, elles, le sont !
Il n'était pas interdit à Alphonse Bertillon, lorsqu'il défendit la thèse de la culpabilité du capitaine Dreyfus, en 1894 comme au moment de la révision de son procès en 1899, d'utiliser un procédé géométrique pour tenter d'identifier l'écriture de Dreyfus ni d'utiliser le calcul des probabilités pour estimer le nombre de coïncidences possibles de mots ou syllabes figurant en double dans le « bordereau » censé accuser Dreyfus. Il lui était en revanche interdit de se tromper dans la méthode, calculant une probabilité de 0,24 de 4 coïncidences de lettres sur 26, au lieu de celle, calculée par Poincaré, correspondant à une loi binomiale de paramètres (26, 4), et qui donnait une probabilité près de 400 fois plus grande !
Il n'est pas interdit d'utiliser une pondération statistique pour construire le « classement de Shangaï » des universités du monde entier, ni de croire que ce classement, comme dit son document officiel de présentation, « utilise des critères objectifs sélectionnés avec soin », « est fondé sur des données internationales comparables que tout le monde peut vérifier » et « ne comporte aucune mesure subjective. ». Il serait par contre recommandé de s'interroger sur la pertinence des critères choisis, sur l'objectivité de leur pondération, sur la non-publication des données initiales et sur l'impact du facteur « temps », aussi bien celui de la durée d'un projet que celui de la date d'attribution de certaines distinctions aux membres du corps académique des universités concernées.
Il n'est pas interdit non plus de mettre en œuvre des algorithmes informatiques pour recréer la complexité du monde et modéliser ainsi les phénomènes climatiques, ni de construire une batterie de tests pour vérifier que le climat ainsi simulé est en accord avec les observations faites. L'essentiel est cependant de savoir conserver un regard critique sur des rapports comme celui du GIEC (Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat). Cette instance a certes utilisé une vingtaine de modèles dits « de circulation globale » (GCM, en anglais), normalement les plus fiables qui soient. Ces derniers, exprimés sous forme de systèmes d'équations différentielles ou d'équations aux dérivées partielles, sont cependant complexes et leur choix est parfois empirique, incapable de prendre en compte les trop nombreux paramètres influençant l'évolution du climat, tout cela rendant difficile la réduction des fourchettes d'incertitude. Benoît Rittaud souligne même, dans son livre « Le mythe climatique » (Le Seuil, Science Ouverte, 2010) la faiblesse de l'analyse statistique du groupe d'experts, notant l'inégale répartition et le petit nombre des points de mesure, des erreurs sur la fameuse « courbe en crosse » représentant l'évolution de la température, les choix parfois « trop » orientés des repères pour le tracé des courbes, une extrapolation hasardeuse de certains modèles dans la durée.
Quand on choisit le modèle qui nous arrange
Les antennes de téléphonie mobile ont-elles un impact sur la santé ? Une étude statistique s'impose : un premier groupe de statisticiens, mandaté par les opérateurs téléphoniques choisit comme hypothèse « Impact nul ». Un second groupe de statisticiens, issu d'associations de défense des citoyens, choisit l'hypothèse « Impact non négligeable ». Les données recueillies ne permettent par contre de retenir aucune des deux hypothèses. Et pourtant, chacun, opérateurs de téléphonie comme futurs riverains des antennes prononcera la conclusion qui l'arrange, alors qu'il serait urgent de conclure … qu'on ne peut pas conclure ! « Le résultat exerce une fascination dangereuse » disait déjà l'architecte américain Thomas Adams en 1929. Il parlait alors de prévisions démographiques, où le phénomène est le même. « La prévision paraît découler du passé – disait ce spécialiste de l'aménagement urbain - et se présenter comme le constat inéluctable des conséquences que le passé implique pour le futur. Mais en réalité, l'élément subjectif n'est aucunement absent, car, dans le travail préliminaire d'ajustement de l'équation aux données observées, le jugement et le sentiment jouent un rôle considérable. ». Parce qu'il avait tenu compte de ces principes, sont plan de New York fut un modèle.
On peut aussi avoir recours aux statistiques dans le domaine de la justice, mais pourquoi affirmer, avec « Le Monde », que « des calculs de probabilités ont produit des erreurs judiciaires » ? D'une part, « l'intime conviction » a sans aucun doute conduit à un plus grand nombre d'erreurs judiciaires que les calculs de probabilités, et on en parle beaucoup moins. D'autre part, les « erreurs judiciaires » qu'on pourrait imputer aux calculs de probabilités sont en fait liées au mésusage des mathématiques. La lecture du livre de Leila Schneps et de sa fille Coralie Colmez, « Les maths au tribunal » (voir ci-contre la note de lecture de Martine Brilleaud) nous permet de le comprendre. Les dix erreurs judiciaires décryptées dans ce livre sont bel et bien liées, non pas à des erreurs de calcul mathématique, mais à un usage abusif des règles de la logique ou des propriétés des probabilités, comme celle de considérer comme indépendants ? et donc de multiplier leurs probabilités pour déterminer la probabilité de leur conjonction ? des événements qui ne le sont pas.
Ne confondons donc pas ce que disent les mathématiques et ce qu'on veut leur faire dire et méfions-nous de ces « détournements majeurs » qu'on en fait, à l'insu trop souvent des mathématiciens eux-mêmes.