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Au début du xvii e siècle, les lunettes de Galilée et les théories de Newton initient une explosion d’observations célestes. De nouveaux outils mathématiques sont alors créés pour traiter les calculs associés, proprement astronomiques. Le nombre d’Euler en émerge naturellement.

La numération grecque était bornée par la myriade M, de valeur dix mille, ce qui était suffisant pour dénombrer l’armée du grand Darius. Mais ce système était impuissant pour compter les grains de sable, comme l’exprimait le poète Pindare : « Le sable [arena en grec] échappe au nombre. »

Pour y remédier, Archimède invente dans son ouvrage L’Arénaire un système équivalent à notre système décimal avec pour base la myriade de myriades, notée ici N = M 2. Les « premiers nombres » vont de 1 à N = 108, les « seconds nombres » de N à N 2 = 1016, et ainsi de suite jusqu’à A = N N = 10 8×108, le dernier des « Nièmes nombres ». Archimède continue alors le processus avec A pour nouvelle base pour montrer la puissance de sa notation.

Il considère une « première période » de 1 à A, et ainsi de suite jusqu’à B = A N = 10 8×1016. Il définit de la sorte un nombre supérieur aux nombres de grains d’un « Univers complètement ensablé ». Le très moderne Archimède a ainsi été le premier à utiliser un principe exponentiel.

 

Le rôle de la trigonométrie

Dès l’Antiquité, on observe donc que, dans une suite géométrique un = qn de raison q, le produit du nième terme par le mième terme est égal au (n+m) ième terme. Ce remplacement d’un produit par une somme est bien mis en évidence par la notation exponentielle :

un × um = qn × qm = qn + m = un + m .

Cette remarque va permettre de simplifier les calculs, au départ essentiellement trigonométriques. Les origines de la trigonométrie remontent à la plus haute Antiquité. Hipparque (vers ‒180 ; vers ‒125) semble avoir été le premier à utiliser des « tables trigonométriques » pour calculer l’excentricité des orbites lunaire et solaire. En 1579, François Viète, le père de l’algèbre, les perfectionne et donne des formules permettant de calculer des sinus d’angle à la minute près avec une précision de douze chiffres.

Aussi, c’est tout naturellement ces tables qu’utilisèrent ses contemporains qui cherchaient un moyen de remplacer un produit par une somme dans leurs calculs astronomiques. 

Ce graal calculatoire était la méthode de prostaphérèse (« addition-soustraction », en grec), qui utilisait des linéarisations trigonométriques, comme l’expression 2cos(a) cos(b) = cos(ab) + cos(a + b).

 

 

François Viète (1540‒1603).

 

Logarithme algébrique

Mais l’emploi des tables trigonométriques pose de difficiles problèmes pour le calcul des radicaux (racines carrés, cubiques…). Une solution va venir de l’algèbre, utilisée pour les calculs d’intérêts. Les sommes dues constituent des suites géométriques puisqu’à chaque terme du prêt, elles sont multipliées par un coefficient (1 + τ), où τ est le taux d’intérêt (voir encadré). Mais l’écart entre les valeurs, lié à ce coefficient, n’est pas assez fin pour permettre tous les calculs.

 

Une constante de grand intérêt

Jacques Bernoulli a été un grand et rigoureux contributeur de la théorie des probabilités et de l’analyse mathématique. Sans aucun atavisme helvétique particulier, il s’intéresse aux taux d’intérêt. Pour une somme initiale S0, au taux τ annuel, on reçoit la somme S0(1 + τ) au bout d’un an. Il se pose alors la question des intérêts composés.

 

Jacques Bernoulli (1654‒1705).

 

Pour six mois, on obtient un pécule S1 = S0(1 + τ/2), qui devient donc six mois plus tard S2 = S1(1 + τ/2) = S0(1 + τ/2)2. Que se passe-t-il si l’on replace capital plus intérêts chaque trimestre ? 

Clairement, S4 = S0(1 + τ/4)4 et Sn = S0(1 + τ/n)n pour une division plus fine.

Pour effectuer ces calculs, Bernoulli prend un taux d’intérêt de 100% (τ = 1) et constate que, pour n croissant, donc des intervalles de temps de plus en plus petits, on approche d’une limite qu’il découvre être le nombre d’Euler e. Pour des intérêts composés continûment avec ce taux de 100 %, la somme à percevoir sera S = S0 × e = S0 × 2,71828… , soit un taux effectif de près de 172 %.

En effet, puisque ln(1 + x) ≃ x pour x « petit », 

on a et donc 

 

 

C’est en 1614 que le mathématicien écossais John Napier, Neper en France, résout ce problème en publiant ses premières tables qu’il nomme « logarithmiques » (logos = raison, arithmos = nombre). Sa méthode consiste à mettre en correspondance une liste de nombres en progression géométrique à une liste, les logarithmes, où la progression est arithmétique, c’est-à-dire régulière. Si l’on note A, B, C, D les logarithmes respectivement associés aux nombres a, b, c, d (la notion de fonction n’existait pas à l’époque), alors a/b = c/d implique que A – B = CD, et réciproquement (voir la figure).

 

 

Courbe logarithmique avec y = = –ln.

Si b / a = d / c, alors BA = DC.

 

Pour avoir une bonne précision, le premier terme de sa suite géométrique est 107 et la raison 1 – 10 ‒7

En notation moderne, et en notant NL(x) le logarithme de Napier, nous avons, pour tout nombre


c’est-à-dire 

 

 

Le logarithme de Napier NL n’est donc pas formellement le logarithme naturel ln mais en est une très bonne approximation. En notant et les normalisations par « l’unité » 107, on obtient en effet 

Napier interprète sa méthode comme une correspondance continue entre deux mouvements, un à vitesse constante et l’autre sur une distance de 107 avec une vitesse proportionnelle à la distance qui reste à parcourir.

 

John Napier (1550‒1617).

 

En 1624, Henry Briggs (1561‒1630) se fonde sur le système décimal et établit la première table de logarithme décimal en fixant à 0 le logarithme de 1 (il remplace l’étendue de 107 de Napier par 1), et à 1 celui de 10. Ce logarithme décimal fut longtemps appelé logarithme ordinaire et ses tables utilisées jusqu’à la seconde moitié du vingtième siècle pour appliquer sa propriété fondamentale :
log(a × b) = log(a) + log(b).

 

 

e : l’aire d’Euler

 

Pierre de Fermat (vers 1601‒1665).

 

Grégoire de Saint-Vincent (1584‒1667).

 

 

Mais une voie géométrique amène aussi à l’établissement des logarithmes. Pierre de Fermat s’est intéressé à la quadrature des courbes, en particulier celles d’équation y = a/xn. Il résout le calcul de l’aire sous ces courbes à l’aide d’une méthode de découpages en progression géométrique pour n ≥ 2. Il constate qu’elle ne peut s’appliquer à l’hyperbole (n = 1) car il obtient des rectangles de même aire dont la somme diverge. Il vient de croiser la propriété fondamentale des logarithmes !

En 1647, le Flamand Grégoire de Saint-Vincent montre que la surface sous l’hyperbole équilatère, d’équation xy = 1, ne dépend en effet que du rapport des abscisses entre lesquelles on a « quarré » l’hyperbole, mais ne voit pas le lien avec les logarithmes de Napier. Ce sera fait par l’un de ses disciples, puis par Christian Huygens en 1661. Le logarithme est né, d’abord baptisé logiquement logarithme hyperbolique, avant de devenir naturel, puis népérien.

Il faut attendre trente ans pour que Leibniz s’interroge sur la base de ce logarithme naturel, notée b, qui est telle que ln(b) = 1. La première notation de cette base du logarithme népérien par e est due à Leonhard Euler, certainement en référence à l’exponentielle et non par immodestie, même si e est maintenant souvent appelée la constante d’Euler. De même, la première dénomination du logarithme avait été l. Par définition de la base, la surface de l’aire sous l’hyperbole, entre les abscisses x = 1 et x = e,

s’écrit aujourd’hui : 

 

 

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646‒1716).

 

Leonhard Euler (1707‒1783).

 

 

Trouver la Beaune solution

Mathématicien amateur et lecteur assidu et admiratif de Descartes, Florimond de Beaune (1601‒1652) a été le premier commentateur de sa Géométrie. En 1638, il lui pose le problème suivant : « Trouver une courbe dont la sous-tangente est constante en tout point. » Descartes propose une construction géométrique mais ne peut donner l’expression analytique de cette courbe nouvelle.

Les usagers du métro rencontrent ce problème de façon naturelle. Quand on arrive (au point A) sur un quai de métro de longueur D, on marche avec une vitesse estimée pour attendre le bout du quai (point B) en une minute (T ). Au fur et à mesure de la progression, on se pose la même contrainte : atteindre en une minute cette extrémité de quai. Quand il reste la distance Dy = z à parcourir, la vitesse est alors réduite à z/T = tan(θ).

L’intégration de cette relation nous donne l’exponentielle d’équation 

Nous avons là un problème similaire à l’expression mécanique du logarithme faite par Napier, et semblable au problème de Beaune, où le rôle de la sous-tangente est joué par le temps constant d’une minute. Le lien de réciprocité entre logarithme et exponentielle est ainsi parfaitement établi.

 

Pour répondre à un défi de Florimond de Beaune (voir encadré), René Descartes avait caractérisé les exponentielles, courbes proportionnelles à leur dérivée, par leurs sous-tangentes. Cette propriété correspond exactement à la vision mécanique que Napier avait eue des logarithmes. Et Euler a bien vu que les fonctions logarithmes et exponentielles étaient réciproques les unes des autres. En particulier, puisque ln(e) = 1, on a ln (e x ) = x ln (e) = x. En dérivant cette expression,

on obtient et donc l’exponentielle est sa propre dérivée.

Euler envisage une expression polynomiale infinie à coefficients indéterminés pour une exponentielle a x de base a. Pour déterminer ses coefficients, il utilise la relation Ensuite, puisque la base a = e est la seule pour laquelle il peut donner, pour la première fois, le développement en série entière de e :

 

 

Dès lors les études sur les propriétés et caractéristiques du nombre e vont se multiplier, principalement sous son impulsion.

 

René Descartes (1596‒1650).

 

e est irrationnel

Si Newton avait donné une valeur approchée de e, Euler va en déterminer vingt-trois décimales en 1748 ! Cette précision lui permet d’induire son développement en fraction continue :

 

 

 

dont l’infinitude, comme il l’a prouvé par ailleurs, implique l’irrationalité. On note classiquement ce développement e = [2,1,2,1,1,4,1,1,6…], ou en répétant à l’infini les termes sous la barre pour k ≥ 1. La non-périodicité de ce développement prouve aussi que e n’est pas solution d’une équation du second degré.

En 1761, Johann Heinrich Lambert, qui prouvera l’irrationalité de π en 1767, reprend la preuve d’irrationalité d’Euler et la généralise à e q pour q rationnel, non nul bien sûr.

 

e π phénomènes

Mais prouver que le nombre d’Euler est transcendant, c’est-à-dire solution d’aucun polynôme à coefficients entiers, nécessite d’autres techniques. Il faudra attendre un siècle pour que Charles Hermite produise de nombreuses expressions de e sous forme de fractions continues généralisées et démontre, en 1873, sa transcendance.

Le nombre d’Euler e est donc maintenant au panthéon des constantes avec son illustre prédécesseur, π. Tous les deux sont transcendants (donc irrationnels), mais π est inévitablement plus historique puisque associé à toute rotation, alors que e est plus algébrique, donc moins accessible aux sens.

Il arrive cependant qu’ils cohabitent dans une même relation. La plus célèbre d’entre elles est certainement l’identité d’Eulere iπ =−1, où i est le nombre complexe tel que i 2 =−1.

Une autre fameuse formule est celle du mathématicien écossais James Stirling, qui porte le nom de la femme de Napier ! Son histoire est l’œuvre de plusieurs mathématiciens. Abraham de Moivre a d’abord donné une approximation de la factorielle : avec une constante C qui a été déterminée par James Stirling et est égale à

 

On obtient alors la formule 

 

Abraham de Moivre (1667‒1754).

 

On sait que e π est transcendant (résultat démontré en 1929 par Alexandre Gelfond), mais on n’a pas encore statué sur le sort de πe et e e. On sait aussi qu’au moins un des deux nombres s = π + e et p = π × e est transcendant : si les deux étaient algébriques, les racines du polynôme x 2sx + p seraient algébriques, ce qui n’est pas le cas car ce sont précisément π et e !

Ces deux nombres au cœur de tant de résultats mathématiques, passés et futurs, semblent à ce titre exceptionnels, mais ne sont peut-être finalement que des nombres « normaux » (voir page 5).


références

- Éléments d’histoire des mathématiques. Nicolas Bourbaki, Hermann, 1969.