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En être, ou pas…


Robert Ferréol et Daniel Lignon

Un nombre dont aucune définition ne fait intervenir, apparemment, un polynôme à coefficients entiers n’a aucune raison d’être algébrique. Mais cela ne constitue pas une preuve de transcendance ! Malgré les nombreux théorèmes sur le sujet, bien des nombres font encore de la résistance.

L’ensemble des nombres algébriques est stable par addition et multiplication : muni de ces opérations, c’est un corps (voir article « L'esprit de corps quadratique »). Par conséquent, la somme et le produit de deux nombres algébriques est algébrique. Ce n’est pas le cas de la somme ou du produit de deux nombres transcendants, qui peut très bien être un nombre algébrique, voire un entier, comme dans le cas des nombres :

Donc se pose tout de suite la question de la somme et du produit des deux transcendants les plus célèbres : s = π + e et p = πe. On ne sait rien sur ces deux nombres individuellement, mais paradoxalement, comme on l’a vu (voir fin de l'article « Histoire d'e »), on est sûr que l’un des deux (au moins) est transcendant.

 

 

Qu’en est-il des puissances ?

 

Dans le cas des puissances, c’est-à-dire pour ab, avec a réel strictement positif différent de 1 et b réel, on sait beaucoup de choses, mais pas tout !

Si a est algébrique et b rationnel, alors ab est algébrique, ce qui semble assez naturel : par exemple,    est algébrique.

Beaucoup moins évident : si a est algébrique et b algébrique irrationnel, alors ab est transcendant. C’est le cas, par exemple, de    et de sa racine carrée,  . Il s’agit du fameux théorème de Gelfond‒Schneider, ainsi nommé car il a été démontré en 1934 de manière indépendante par le mathématicien russe Alexandre Gelfond (1906‒1968) et son homologue allemand Theodor Schneider (1911‒1988).

Et si b ln(a) est algébrique, alors ab = exp (b ln a) est transcendant : c’est le théorème de Hermite‒Lindemann qui nous le dit. Il a été démontré en 1882 par l’Allemand Ferdinand Lindemann (1852‒1939), suite à la démonstration en 1873 de Charles Hermite (1822‒1901) sur la transcendance de e = e1. On en déduit que si a est algébrique différent de 1, alors ln a est transcendant car, s’il était algébrique, alors a = eln a serait transcendant par ce théorème.

Mais que se passe-t-il si a est algébrique et b transcendant ?

Réponse : tout peut arriver. Par exemple,    est transcendant. Mais     est algébrique, alors que    est bien transcendant (bien que le quotient de deux transcendants puisse être algébrique !). En effet, il ne peut pas être algébrique irrationnel d’après le théorème de Gelfond‒Schneider. Donc, s’il n’était pas transcendant, il serait rationnel, et on aurait     avec m et n deux entiers naturels, et alors 3m = 2n, ce qui est impossible.

Maintenant, si a est transcendant et b rationnel non nul, alors a b est transcendant, ce qui est, là aussi, assez naturel : par exemple π3 ou    sont transcendants.

Mais si a est transcendant et b irrationnel, on ne peut rien dire. Par exemple,    est transcendant d’après le théorème de Hermite‒Lindemann, et    est aussi transcendant. Mais   est transcendant comme vu ci-dessus, et
  est rationnel !

 

 

On ignore leur nature…

 

Parmi les constantes que l’on conjecture transcendantes mais pour lesquelles on n’a pas de démonstration, l’une d’elles a reçu un résultat, que l’on peut qualifier d’intermédiaire, consistant en la preuve de son irrationalité : il s’agit de    valeur de la fonction zêta de Riemann, très importante en théorie des nombres. En raison de ce résultat,  s’appelle maintenant la constante d’Apéry (voir article « En route vers la transcendance »).

 

On ne sait quasiment rien d’autre sur les valeurs    pour n entier, de cette fonction zêta. L’une des dernières avancées consiste en la démonstration, en 2001, de l’irrationalité d’au moins l’un des quatre nombres  

Les valeurs  , toujours pour n entier, sont liées au nombre π par la formule :

où les valeurs B2n sont les nombres de Bernoulli et sont donc rationnelles. Toutes ces valeurs    sont alors transcendantes. On a, par exemple, 

 

Une autre constante importante en mathématiques est la constante d’Euler‒Mascheroni (voir l’article À l’infini sans se presser du hors-série Tangente 89), notée γ et dont une valeur approchée est 0,577215664901… : c’est la limite, quand n tend vers l’infini, de la différence entre le nombre harmonique     et son équivalent asymptotique ln n. On en connaît des milliards de décimales (en fait, 1012) et on ne sait même pas si elle est irrationnelle. Mais un résultat daté de 2012 a lié son sort à une autre constante, découverte aussi par Euler, la constante d’Euler‒Gompertz : on a démontré que l’une des deux au moins est transcendante… La constante d’Euler‒Gompertz δ, de valeur approchée 0,596347362323, se définit par une intégrale que l’on ne peut pas exprimer explicitement à l’aide des fonctions usuelles :    expression « assez proche » de l’une des nombreuses définitions intégrales de la constante d’Euler :  

 

Une autre constante bien connue, définie aussi de nombreuses manières à l’aide d’intégrales ou de séries, est la constante de Catalan, portant le nom du mathématicien Eugène Catalan (1814‒1894). On peut la définir par    Bien que l’on conjecture qu’elle est transcendante, on ne connaît pas sa nature. On ne sait même pas si elle est irrationnelle !

 

 

 

Rien n’est simple !

 

Les nombres de Fibonacci, bien connus à propos des populations de lapins, sont définis par la relation de récurrence Fn = Fn‒1 + Fn‒2 pour n ≥ 3 avec F1 = F2 = 1. Les premières valeurs sont : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55…

On peut considérer la série des inverses de ces nombres, à savoir 

Elle converge et une valeur approchée de sa somme est 3,359885666… En 1989, en s’inspirant de la démonstration de Roger Apéry pour  , Richard André-Jeannin a démontré que ce nombre est irrationnel. Mais, comme pour   on ne sait rien sur sa transcendance.

Par contre, si l’on considère la série des inverses des carrés des nombres de Fibonacci, c’est-à-dire    elle est aussi convergente et sa somme a pour valeur approchée 2,426320751…On a démontré en 1996 que cette constante est transcendante !

De plus,    est algébrique et égal à    alors que    est transcendant !

 

 

 

Avec leur développement décimal

 

Quand Joseph Liouville a démontré en 1844 l’existence des nombres transcendants, il a donné de nombreux exemples, dont celui qui s’appelle maintenant la constante de Liouville : 0,1100010000000000000000010000… . Presque toutes les décimales sont nulles. Elles sont égales à 1 quand leur rang est égale à n! : elles apparaissent donc aux rangs 1, 2, 6, 24… !

La constante de Champernowne 0,123456789101112… (voir article « À la recherche de l'univers »), qui est l’exemple le plus courant des nombres normaux en base 10 et qui est donc un nombre univers, est évidemment irrationnelle puisque son développement décimal est non périodique, et Kurt Mahler (1903‒1988) a démontré en 1938 qu’elle est transcendante.

La constante de Copeland‒Erdős (voir article « À la recherche de l'univers »), égale à 0,2357111317192329…, est aussi un nombre normal en base 10, donc un nombre univers, mais on ne sait rien de plus en dehors de son irrationalité.

 

 

Paul Erdős (1913‒1996).

 

Ces nombres transcendants surprennent par la difficulté à montrer qu’un nombre particulier en est un, alors que l’on sait que presque tous les nombres réels le sont ! De même, il est difficile d’imaginer qu’on sait démontrer que eπ est transcendant et qu’on ne sait pas le faire pour πe alors qu’évidemment on conjecture qu’il l’est aussi. Ces nombres recèlent donc encore plein de mystères.